"Le problème fondamental posé par l'utilisation d'un ou de plusieurs médias est d'abord celui d'avoir un projet d'éducation bien cerné avant d'avoir un "projet média"." (Unesco, 1979)
Le numérique permet-il de mieux apprendre?
Posons à notre tour "la question qui fâche" comme l'appellent Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, les auteurs d'un récent "plaidoyer pour une école sans écrans", qu'ils n'ont pas hésité à baptiser "Le désastre de l'école numérique" (éditions du Seuil, aout 2016).
Pour mieux prendre la mesure de cette question et alimenter notre réflexion, pointons quelques-uns des arguments phares brandis par les numérosceptiques.
En 2009, 96% des enfants des pays de l'OCDE avaient un accès à un ordinateur à la maison et 75% d'entre eux avaient un accès à un ordinateur à l'école. En 2012 ce sont 99% des enfants de ces pays qui avaient un accès à un ordinateur à l'école et à la maison... Nous ne prendrions donc aucun risque en affirmant que la fracture numérique est bel et bien réduite à néant en 2016!
Depuis le temps où Alfred Molteni prônait l'usage de sa lanterne magique à des fins pédagogiques (nous étions en 1878 et l'ancêtre de PowerPoint venait de voir le jour), jusqu'aux récents plans "cyberclasse" et "école numérique" de notre Ministre du Numérique Jean-Claude Marcourt (cf. sa stratégie numérique "Digital Wallonia"), les promesses et arguments n'ont pas changés! Pourtant "la meilleure preuve des échecs répétés est qu'à chaque fois qu'une nouvelle technologie est apparue, les pédagogues ont sauté dessus pour l'adopter, abandonnant la précédente au passage... Si les résultats avaient été miraculeux avec une solution précédente, il y aurait sans doute eu davantage de réticences à l'abandonner." (1)
En réalité, les tablettes, livres numériques et autres logiciels en tous genres créent une attente qui s'appuie plus sur des mythes que sur une réalité tangible. "Le nom du progrès technique change mais les attentes sont toujours les mêmes: plus grande motivation, pédagogie active plus efficace, accès à des ressources plus riches, individualisation des apprentissages, réduction des inégalités, préparation au marché du travail..." (2).
Peut-être avez-vous eu vent du rapport publié en 2015 par l'OCDE et intitulé "Connecté pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies"? Les constats de l'Organisation de coopération et de développement économiques - qui chapeaute les fameuses enquêtes PISA - sont quant à eux sans appel:
Philippe Bihouix et Karine Mauvilly se basent également sur l'avis critique émis par les professeurs de psychologie Franck Amadieu et André Tricot dont les analyses révèlent "qu'un apprentissage actif est lié, non pas à une action de surface sur l'information, mais à une production de contenu à partir de cette information". Or c'est exactement ce que met en avant la pédagogie Freinet depuis presqu'un siècle... sans l'aide du numérique!
Même si le numérique permet d'atteindre le même objectif, l'objet qui s'interpose ainsi entre l'élève et la tâche ne risque-t-il pas de freiner l'apprentissage? "Gardons en tête q'un document numérique mobilise toujours une part importante de l'attention de l'élève sur le fonctionnement du document, détournant l'élève d'une attention totale au fond." (3). De plus, la motivation pour l'outil numérique risque d'être bien plus grande que celle destinée (souhaitée au départ par le pédagogue) à la tâche d'apprentissage. Personnellement, j'ai pu observer durant toute une année mon fils se connecter sur Wazzou dans l'unique but d'accumuler le nombre de PingPings lui permettant d'accéder aux jeux!
Au fond, à quoi bon retenir des informations si il suffit de "parler" à son smartphone pour la voir apparaître en quelque secondes à l'écran? A quoi bon apprendre à calculer? A quoi bon apprendre?
Prenons un seul exemple, mais non des moindres: Wikipedia. LE site où les élèves réalisent leurs "recherches" (trouvailles) scolaires. Et Philippe Bihouix et Karine Mauvilly d'observer: "Quel est le sujet? Où puis-je trouver l'information?" ne sont plus des questions pertinentes. L'effort d'organisation de la pensée passe à la trappe, du fait que Wikipedia est construit en paragraphes donnant l'allure d'un séquençage intelligent. Reste aux enseignants à traquer le copier-coller." (4).
Le numérique ne risque-t-il pas de réduire le potentiel de questionnement des apprenants? Un potentiel pourtant indispensable à leur croissance intellectuelle. Le débat mérite au moins d'être ouvert.
Je vous laisse découvrir par vous-mêmes le "désastre écologique", les "inquiétudes sanitaires" et la "trahison sociale et financière" dénoncés par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly dans leur livre qui - c'est son principal mérite - réveille depuis quelques mois le sens critique de nombreux parents et enseignants. Le lecteur intéressé pourra également y découvrir leurs "pistes pour une école sans écrans".
Oui mais, d'un autre côté, peut-on sincèrement croire qu'il est possible de vivre hors de son temps? Doit-on renier les progrès techniques qui, depuis au moins 400.000 ans, façonnent notre histoire? Les arguments des défenseurs d'une école plus numérique ne relèvent-ils pas du bon sens (voir par exemple cet aperçu concocté par François Lamoureux)?
Le débat se complexifierait encore si nous ajoutions les résultats des études de plus en plus nombreuses menées par des neuroscientifiques: «L'explosion actuelle de la technologie numérique a non seulement changé la façon dont nous vivons et communiquons», conclut le professeur de psychiatrie Gary Small, «mais modifie rapidement et profondément nos cerveaux.».
Réduire notre questionnement de départ à l'alternative classique - mais stérile - entre une position technophobe et une autre technophile, serait bien dommage! Il n'est pas question de faire comme si nous pouvions mettre de côté les nouveautés numériques, mais bien plutôt de reconnaître qu'il est grand temps de les mettre au service du monde que nous souhaitons construire. Comme toutes les technologies, les tablettes, smartphones, les Facebook et Twitter - parmi bien d'autres qui envahissent notre quotidien et transforment nos modes de vie - sont bien évidemment ambivalentes: au service de l'humain elles constituent des moyens fabuleux de se rencontrer, d'échanger, de donner et de recevoir; mais en asservissant l'humain, elles nous rappellent par contre à quel point nous pouvons être égoïstes et avides de pouvoir.
Au final, ce qui fera d'une école numérique une école pour demain, c'est bien qu'elle mette les nouvelles technologies au service d'un projet éducatif solide qu'aucun software, aucun algorithme, aucun artefact humain ne sera jamais capable de créer.
Le numérique permet-il de mieux apprendre?
Posons à notre tour "la question qui fâche" comme l'appellent Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, les auteurs d'un récent "plaidoyer pour une école sans écrans", qu'ils n'ont pas hésité à baptiser "Le désastre de l'école numérique" (éditions du Seuil, aout 2016).
Pour mieux prendre la mesure de cette question et alimenter notre réflexion, pointons quelques-uns des arguments phares brandis par les numérosceptiques.
Plus de fracture numérique!
En 2009, 96% des enfants des pays de l'OCDE avaient un accès à un ordinateur à la maison et 75% d'entre eux avaient un accès à un ordinateur à l'école. En 2012 ce sont 99% des enfants de ces pays qui avaient un accès à un ordinateur à l'école et à la maison... Nous ne prendrions donc aucun risque en affirmant que la fracture numérique est bel et bien réduite à néant en 2016!
Toujours la même histoire...
Depuis le temps où Alfred Molteni prônait l'usage de sa lanterne magique à des fins pédagogiques (nous étions en 1878 et l'ancêtre de PowerPoint venait de voir le jour), jusqu'aux récents plans "cyberclasse" et "école numérique" de notre Ministre du Numérique Jean-Claude Marcourt (cf. sa stratégie numérique "Digital Wallonia"), les promesses et arguments n'ont pas changés! Pourtant "la meilleure preuve des échecs répétés est qu'à chaque fois qu'une nouvelle technologie est apparue, les pédagogues ont sauté dessus pour l'adopter, abandonnant la précédente au passage... Si les résultats avaient été miraculeux avec une solution précédente, il y aurait sans doute eu davantage de réticences à l'abandonner." (1)
En réalité, les tablettes, livres numériques et autres logiciels en tous genres créent une attente qui s'appuie plus sur des mythes que sur une réalité tangible. "Le nom du progrès technique change mais les attentes sont toujours les mêmes: plus grande motivation, pédagogie active plus efficace, accès à des ressources plus riches, individualisation des apprentissages, réduction des inégalités, préparation au marché du travail..." (2).
Ceux qui disent "non" au numérique à l'école.
Connaissez-vous la Waldorf School of the Peninsula? Il s'agit d'une école américaine privée située à Los Altos en Californie dont 75% des élèves ont des parents travaillant dans les nouvelles technologies (le vice-président de Google et bien d'autres: voir cet article)... parents qui préfèrent de loin offrir une enfance créative à leurs enfants plutôt que de créer chez eux une addiction aux écrans. Cette école, comme bien d'autres dans la région, n'est donc pas "numérique".
"Ces dirigeants qui inondent le monde d'objets connectés auraient-ils compris quelques chose qui nous échappe?", interrogent Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
En plus, ça ne marche pas!
Peut-être avez-vous eu vent du rapport publié en 2015 par l'OCDE et intitulé "Connecté pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies"? Les constats de l'Organisation de coopération et de développement économiques - qui chapeaute les fameuses enquêtes PISA - sont quant à eux sans appel:
- "Les élèves utilisant modérément les ordinateurs à l’école ont tendance à avoir des résultats scolaires légèrement meilleurs que ceux ne les utilisant que rarement. Mais en revanche, les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage, même après contrôle de leurs caractéristiques socio‐démographiques.";
- "Les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences.";
- "Les nouvelles technologies ne sont pas d’un grand secours pour combler les écarts de compétences entre élèves favorisés et défavorisés."
Produire du contenu, voilà ce qui compte.
Philippe Bihouix et Karine Mauvilly se basent également sur l'avis critique émis par les professeurs de psychologie Franck Amadieu et André Tricot dont les analyses révèlent "qu'un apprentissage actif est lié, non pas à une action de surface sur l'information, mais à une production de contenu à partir de cette information". Or c'est exactement ce que met en avant la pédagogie Freinet depuis presqu'un siècle... sans l'aide du numérique!
Même si le numérique permet d'atteindre le même objectif, l'objet qui s'interpose ainsi entre l'élève et la tâche ne risque-t-il pas de freiner l'apprentissage? "Gardons en tête q'un document numérique mobilise toujours une part importante de l'attention de l'élève sur le fonctionnement du document, détournant l'élève d'une attention totale au fond." (3). De plus, la motivation pour l'outil numérique risque d'être bien plus grande que celle destinée (souhaitée au départ par le pédagogue) à la tâche d'apprentissage. Personnellement, j'ai pu observer durant toute une année mon fils se connecter sur Wazzou dans l'unique but d'accumuler le nombre de PingPings lui permettant d'accéder aux jeux!
Plus besoin de chercher: tout est là!
Au fond, à quoi bon retenir des informations si il suffit de "parler" à son smartphone pour la voir apparaître en quelque secondes à l'écran? A quoi bon apprendre à calculer? A quoi bon apprendre?
Prenons un seul exemple, mais non des moindres: Wikipedia. LE site où les élèves réalisent leurs "recherches" (trouvailles) scolaires. Et Philippe Bihouix et Karine Mauvilly d'observer: "Quel est le sujet? Où puis-je trouver l'information?" ne sont plus des questions pertinentes. L'effort d'organisation de la pensée passe à la trappe, du fait que Wikipedia est construit en paragraphes donnant l'allure d'un séquençage intelligent. Reste aux enseignants à traquer le copier-coller." (4).
Le numérique ne risque-t-il pas de réduire le potentiel de questionnement des apprenants? Un potentiel pourtant indispensable à leur croissance intellectuelle. Le débat mérite au moins d'être ouvert.
Oui mais alors... quoi?
Je vous laisse découvrir par vous-mêmes le "désastre écologique", les "inquiétudes sanitaires" et la "trahison sociale et financière" dénoncés par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly dans leur livre qui - c'est son principal mérite - réveille depuis quelques mois le sens critique de nombreux parents et enseignants. Le lecteur intéressé pourra également y découvrir leurs "pistes pour une école sans écrans".
Oui mais, d'un autre côté, peut-on sincèrement croire qu'il est possible de vivre hors de son temps? Doit-on renier les progrès techniques qui, depuis au moins 400.000 ans, façonnent notre histoire? Les arguments des défenseurs d'une école plus numérique ne relèvent-ils pas du bon sens (voir par exemple cet aperçu concocté par François Lamoureux)?
Le débat se complexifierait encore si nous ajoutions les résultats des études de plus en plus nombreuses menées par des neuroscientifiques: «L'explosion actuelle de la technologie numérique a non seulement changé la façon dont nous vivons et communiquons», conclut le professeur de psychiatrie Gary Small, «mais modifie rapidement et profondément nos cerveaux.».
Réduire notre questionnement de départ à l'alternative classique - mais stérile - entre une position technophobe et une autre technophile, serait bien dommage! Il n'est pas question de faire comme si nous pouvions mettre de côté les nouveautés numériques, mais bien plutôt de reconnaître qu'il est grand temps de les mettre au service du monde que nous souhaitons construire. Comme toutes les technologies, les tablettes, smartphones, les Facebook et Twitter - parmi bien d'autres qui envahissent notre quotidien et transforment nos modes de vie - sont bien évidemment ambivalentes: au service de l'humain elles constituent des moyens fabuleux de se rencontrer, d'échanger, de donner et de recevoir; mais en asservissant l'humain, elles nous rappellent par contre à quel point nous pouvons être égoïstes et avides de pouvoir.
Au final, ce qui fera d'une école numérique une école pour demain, c'est bien qu'elle mette les nouvelles technologies au service d'un projet éducatif solide qu'aucun software, aucun algorithme, aucun artefact humain ne sera jamais capable de créer.
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TIP: Durant le blocus assisté, les étudiants sont déconnectés de toutes leurs distractions numériques pour se reconnecter en pleine conscience avec le contenu de leurs cours... et cette méthode de travail COGITO fait ses preuves depuis déjà 16 ans!
(1) Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, "Le désastre de l'école numérique", éditions du Seuil, 2016, p. 45.
(2) Op. cit., p. 58.
(3) Op. cit., p. 61.
(4) Op. cit., pp. 73-74.
TIP: Durant le blocus assisté, les étudiants sont déconnectés de toutes leurs distractions numériques pour se reconnecter en pleine conscience avec le contenu de leurs cours... et cette méthode de travail COGITO fait ses preuves depuis déjà 16 ans!
(1) Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, "Le désastre de l'école numérique", éditions du Seuil, 2016, p. 45.
(2) Op. cit., p. 58.
(3) Op. cit., p. 61.
(4) Op. cit., pp. 73-74.