mardi 2 février 2016

Faut-il être intelligent pour mener des études?

"Jouer intelligemment de la musique suppose un ensemble d’intelligences différent que pour élaborer un repas, préparer un cours, ou résoudre une dispute." (Howard Gardner, "La bêtise et les trois facettes de l'intelligence")

"Intelligent": adjectif issu du latin intelligens et qui signifie... Quoi au juste?

Êtes-vous capable de concevoir et de saisir des rapports entre les choses? Faites-vous preuve de discernement et de bon sens? Si vous répondez oui à ces questions, félicitation: le Larousse vous déclare "intelligent"!

Cette définition simple pourrait suffire, et du coup clore prématurément notre sujet, mais il n'en est rien. Si on se réfère à une définition plus scientifique de l'intelligence, à savoir celle qui est la plus fréquemment colportée aujourd'hui (je vous invite à vous rendre sur la page de wikipedia dédiée à l'intelligence pour le constater), l'intelligence est avant tout un ensemble de facultés mentales. Ces dernières font, depuis le XIXème siècle, l'objet d'une recherche scientifique intense, elle-même guidée par une idée obsédante: les facultés mentales - et donc l'intelligence- seraient localisées dans notre cerveau. De la phrénologie à l'imagerie cérébrale, les techniques ont bien évolué et avec elles nos hypothèses concernant l'ancrage physiologique de l'intelligence, mais l'idée directrice est toujours la même: en témoigne l'utilisation persistante de la dichotomie "cerveau droit" - "cerveau gauche" pour tenter d'expliquer des différences en terme d' "intelligence".

Un article récent consacré aux personnes "à haut potentiel" (l'appellation "HP" est devenue courante chez nous, mais elle peut varier: "gifted" en anglais, "douance" au Québec, etc.) et publié sur le site du journal Le Soir véhicule par exemple une telle référence pourtant obsolète: "Ce sont généralement ceux qui sollicitent davantage leur cerveau gauche, axé sur le langage, le raisonnement et l’analyse, alors que le cerveau droit (que deux tiers des HP sollicitent en premier) est associé aux émotions, à l’intuition et à la créativité.".

Ceux qui ne cherchent pas dans les zones cérébrales le siège de l'intelligence, tenteront sans doute de l'approcher par le biais des algorithmes et autres programmes informatiques capables de prouesses de plus en plus étonnantes. Dans ce domaine, le Deep Learning fait beaucoup parler de lui tant ses "pouvoirs" sont devenus impressionnants! Google DeepMind, et plus précisément son algorithme AlphaGo, vient notamment de battre au jeu de go le champion d'Europe Fan Hui (lire ici).  Basés sur des modèles connexionnistes, ces machines tentent de copier le fonctionnement biologique du réseau de neurones produisant la pensée humaine. Sur certaines machines, il est à présent possible d’accéder à une forme de représentation simulant l’esprit humain, capable de catégoriser des scènes naturelles (par exemple un programme découvrant par lui-même le concept de chat!). L’utilisation de l’apprentissage et du connexionnisme peuvent même être la base d’une créativité automatisée (comme c'est le cas avec Deep Dream).

Enivrés par ces prouesses techniques, certains génies de l'informatique et leaders dans le domaine de l'intelligence artificielle défendent aujourd'hui une vision très réductrice de l'intelligence. Ainsi en va-t-il de Demis Hassabis, fondateur de DeepMind, qui affirme: “Le cerveau est un ordinateur comme un autre et peut donc être recréé. Des caractéristiques autrefois considérées comme innées chez les humains - l’imagination, la créativité, et même la conscience – pourraient n’être que l’équivalent de logiciels” (lire ici).

Pourtant, n'est-ce pas l'intelligence humaine qui crée l'ordinateur? Une création peut-elle être l'équivalent de ce qui l'a créée? Ces recherches sont passionnantes, mais nous permettent-elles vraiment de comprendre ce qu'est l'intelligence? Après tout, ces algorithmes ne font que copier le fonctionnement du cerveau tel que nous l'envisageons aujourd'hui, à savoir en concevant cet organe comme un ensemble de structures exécutant machinalement leur(s) fonction(s)... La machine imite le cerveau, lui-même sensé fonctionner sur base de mécanismes connectés: on tourne en rond!

Revenons-en dès lors à l'essentiel, et finalement à la définition, aussi simple qu'efficace, proposée par le Larousse: concevoir et saisir des rapports entre les choses! La question cruciale que nous devrions nous poser devient alors celle-ci: y a-t-il une seule manière ou plusieurs de concevoir et de saisir des rapports entre les choses? 

De plus en plus de spécialistes de l'intelligence envisagent qu'il y en a plusieurs, et présentent dès lors l'intelligence comme étant multiple. C'est le cas d'Howard Gardner, mais aussi de Robert Sternberg (entre autres: certains songeront aussi à Daniel Goleman qui a beaucoup contribué à la reconnaissance d'une intelligence émotionnelle).

Howard Gardner en est arrivé à distinguer diverses formes d’intelligence, et il y est arrivé en s'appuyant sur trois critères: l’existence de créateurs géniaux dans un domaine, l’existence de localisations cérébrales spécifiques à une forme d’intelligence et, enfin, l’existence d’idiots savants ou d’artistes géniaux qui pouvaient être extraordinaires dans un domaine et médiocres ailleurs. Sternberg, quant à lui, attribue trois aspects fondamentaux à l’intelligence: à côté des facultés d’analyse que mesurent les tests, il y a l’esprit de synthèse et de créativité ainsi que les aptitudes pratiques. Ces approches, on le constate, ne se laissent pas uniquement guidées par l'architecture cérébrale.

Gardner se distingue de ses illustres prédécesseurs (Alfred Binet du côté de la psychométrie et Jean Piaget pour la psychologie génétique) qui, selon lui, "se penchaient essentiellement sur deux formes d'intelligence", à savoir l'intelligence langagière et l'intelligence logico-mathématique. "Mes recherches m'ont montré, explique-t-il, que les êtres humains disposent de formes d’intelligence beaucoup plus nombreuses, telles que l’intelligence musicale, l’intelligence du corps, l’intelligence interpersonnelle, l’intelligence intrapersonnelle, l’intelligence spatiale, l’intelligence émotionnelle, etc.". 

Il importe ici de souligner deux grandes leçons apportées par cette perspective non unitaire de l'intelligence:

1. Une "aptitude individuelle forte à une des formes d’intelligence – disons la musique – n’a pas de valeur prédictive en ce qui concerne les autres formes d’intelligence – disons langagière ou interpersonnelle." (ibid.)

2. "On ne peut pas caractériser une action ou une décision comme étant intelligente sans avoir quelque notion du but ou de l’objectif en question, des choix qu’impliquent un genre et du système de valeurs particulier des participants." (ibid.)

Et Gardner de tirer les implications de ceci, notamment - ce qui semble revêtir à ses yeux la plus grande importance - dans le domaine de l'éducation

En ce qui concerne le premier point d'abord:

"Quand un éducateur parle d’intelligence dans le premier sens, il se réfère à une capacité qui peut être considérée comme existant chez tous les êtres humains. Peut-être est-ce évident plus rapidement ou spectaculairement chez une personne que chez une autre, mais au final nous avons affaire à une partie de ce qui est inhérent à la personne humaine, et aucune mesure spéciale n’est nécessaire. Au contraire, l’intelligence dans le sens de la «différence individuelle» implique un jugement sur le potentiel des individus et comment chacun pourrait être éduqué de la façon la plus efficace." (ibid.)

En ce qui concerne le second ensuite:

"Bien trop souvent, nous ignorons les buts, les genres, ou les valeurs, ou nous considérons qu’ils sont si évidents que nous ne nous préoccupons pas de les mettre en lumière. Pourtant, les jugements sur le fait de savoir si un exercice – un article, un projet, un texte de réponse à un examen – a été fait intelligemment ou stupidement sont souvent difficiles à comprendre par les étudiants. Et il y a peu de leçons, sinon aucune, à en tirer dès lors que ces évaluations ne sont pas bien comprises. Détailler les critères sur lesquels se fondent les jugements sur la qualité d’un travail peut ne pas suffire en soi à en améliorer la qualité; mais, en l’absence d’une telle clarification, il y a peu de raison d’attendre de nos étudiants qu’ils fassent leur travail intelligemment." (ibid.)

C'est sur ces mots que s'achève l'article d'Howard Gardner d'où nous avons prélevé - c'est du moins ce que nous espérons - de quoi alimenter la réflexion des enseignants et pédagogues qui nous liront.

Aux parents et aux étudiants qui sont parfois perdus face à des résultats médiocres reflétant mal des capacités intellectuelles pourtant patentes, nous pouvons dire ceci: continuez à chercher et à établir des rapports entre les choses! Commencez par les relations entre les buts (projets, désirs) que vous visez et les moyens que vous vous donnez pour y arriver (faites preuve de créativité!); poursuivez en scrutant les liens que tentent de vous inculquer les enseignants (liens entre les objectifs visés par leur programme et les moyens qu'ils estiment devoir mettre en oeuvre pour les atteindre); et n'oubliez pas d'explorer encore ce lien essentiel entre votre étonnement et la curiosité qui active une recherche de réponses à vos questions (bref, qui vous fait apprendre!). C'est ce dernier lien, surtout, qui vous permettra de développer votre intelligence...


Nathanaël LAURENT
______________________________________

TIP: Nos weekends de formation en méthode de travail vous aideront à mieux vous situer par rapport aux différents types d'intelligence et à mieux développer les capacités intellectuelles qui vous feront réussir dans vos études!