samedi 30 avril 2016

Inversons nos habitudes en matière d'apprentissage!

"Les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d’apprendre."
(Charles de Montesquieu)


Enseignement inversé: une nouveauté?

Nous y sommes! Plusieurs de nos universités belges sont en train d'adopter le modèle de l'enseignement inversé. Certaines le présentent même comme s'il s'agissait d'une innovation... mais est-ce bien le cas?

Nous verrons qu'un brin de modestie s'impose dans le chef de nos centres d'éducation, tant le principe pédagogique sur lequel repose la "classe inversée" (ou "flipped classroom") est loin d'être entièrement nouveau!

Avant tout, précisons de quoi nous parlons: qu'est-ce qui est inversé? Partons du modèle "transmissif" traditionnel, selon lequel l’élève doit, pour apprendre, être attentif, écouter, suivre, imiter, répéter et appliquer. D'après ce modèle, que nous connaissons tous parfaitement, l'apprenant reçoit d'abord une leçon en classe (l'exposé ex cathedra), puis reçoit encore des consignes qui le mèneront vers un savoir faire (les devoirs, leçons, et autres exercices). 

Le modèle de la classe inversée propose, quant à lui, de faire démarrer l'apprentissage par une phase d'acquisition que l'apprenant doit gérer seul en dehors de la classe (en amont du "cours" proprement dit donc). Le temps de présence en classe peut dès lors être mis à profit pour: 1) réaliser des exercices (mettre en pratique), et 2) mettre en place un dialogue "explicatif" entre élèves, d'une part, et entre les élèves et l'enseignant, d'autre part. Soulignons que ces phases dialoguées entre pairs mises en exergue dans le cadre de ce concept, sont considérées par certains "comme étant la pièce maîtresse de la classe inversée" (source).

Intéressons-nous à présent à l'historique de cette manière d'enseigner très à la mode. Il est intéressant de remarquer que la classe inversée est presque toujours présentée comme étant une découverte récente. Une manière devenue "classique" de raconter son apparition consiste à se référer aux expériences menées dès les années 1990 par Eric Mazur, un professeur de physique à Harvard qui publia un livre à ce sujet en 1997 (Peer Instruction: A User's Manuel). Il est aussi très souvent fait mention du buzz qu'a connu Salman Khan et sa Khan Academy, basée sur le principe de l’utilisation de vidéos éducatives pour «inverser» les classes. Il semble également inévitable de mentionner l'apparition des MOOC (Massive Online Open Courses) ayant permis de concrétiser l'e-learning dans le dispositif de la classe inversée. Apparu lorsque le MIT lança en 2001 le MIT OpenCourseWare, le MOOC pris petit à petit de l'importance pour finalement s'imposer internationalement à partir de 2012 suite à l'apparition de Udacity et de Coursera (qui seront rapidement rejoints par EDX, une plateforme de cours en ligne conjointement crée en 2012 par le MIT et Harvard)

Mais, outre la vitrine de la mode, la façade médiatique, et l'effet "buzzant", doit-on voir dans le principe de la classe inversée une réelle innovation pédagogique? Si nous écartons les outils "informatiques", indéniablement nouveaux, que reste-t-il qui puisse prétendre au statut d'invention? A bien y regarder, il ne nous semble pas que la pédagogie active sous-jacente à la classe inversée soit bien nouvelle!  Autrement dit, ce qui paraît aujourd'hui devenir une évidence pour de nombreux enseignants (rendre les étudiants plus actifs... bon sang mais c'est bien sûr!), aurait pu l'être depuis presque un siècle!
Essayons d'étayer notre affirmation en suivant deux pistes distinctes:

1. La pédagogie de style "anglo-saxon" pratique depuis longtemps l'inversion!

Demandons par exemple à Chloé ce qu'elle en pense. Etudiante française, elle a décidé de poursuivre son cursus en Angleterre dans le prestigieux établissement qu'est l' University College of London. Voici ce qu'elle retient de son expérience : "Le nombre d’heures de cours peut paraître faible. Mais en Angleterre, le travail personnel est plus important. Contrairement à la pédagogie française, les cours servent plus de complément, de base de discussion aux lectures indiquées par les professeurs." (source).

Ce penchant plus naturel pour la pédagogie active et interactive chez nos voisins anglophones s'explique sans doute par l'influence exercée par de nombreux chercheurs dans ce domaine. L'apprentissage coopératif fut ainsi mis en avant et pratiqué aux Etats-Unis dès le début du XXème siècle suite à l'intérêt suscité par les travaux de John Dewey et de théoriciens appartenant au courant de la psychologie sociale (Kurt Lewin, etc.).

2. Roger Cousinet, le véritable inventeur de la classe inversée?

Sur le continent, l'idée de faire travailler les étudiants entre eux durant les cours, et de donner à cette activité un rôle important dans le processus d'apprentissage - ce qui implique forcément d'inverser le modèle d'enseignement dogmatique traditionnel - a également fait son apparition. Elle est cependant restée largement oubliée!

Voyez par exemple ce que déclarait Roger Cousinet (1881-1973) en 1954, dans un congrès d’éducateurs: "L’éducation ne peut plus être une action exercée par un maître sur des élèves, action qui s’est révélée illusoire ; elle est en réalité une activité par laquelle l’enfant travaille à son propre développement, placé dans des conditions favorables et avec l’aide d’un éducateur qui n’est plus qu’un conseiller pédagogique."


C'est encore lui qui, anticipant complètement ce qui semble être aujourd'hui pour beaucoup une découverte toute récente, déclarait avec une grande lucidité:
"Voyez les enfants, quand ils jouent: ils savent s’organiser, s’imposer des tâches compliquées, observer des règles précises... Pourquoi ne pas leur proposer de travailler eux-mêmes certaines questions des programmes... Ils pourraient pour cela former de petits groupes, s’associer pour le travail comme ils s'associent pour jouer.(1).

Cousinet avait mis en chantier 
une thèse de doctorat, sous la supervision de Durkheim, portant sur la vie sociale des enfants. Elle fut cependant interrompue par la première guerre mondiale et le décès de Durkheim en 1917. Il collabora ensuite avec Alfred Binet (à qui l'on doit le test d’intelligence et la pédagogie expérimentale) et devint le rédacteur en chef d’une revue pédagogique ("L’éducateur moderne"); ce qui lui donna l'occasion de rencontrer et de publier des pédagogues comme Decroly, Claparède, Ferrière, mais aussi de recenser les travaux de Maria Montessori, sans oublier la publication de résumés en français des travaux de Dewey et de Stanley Hall.

A 63 ans, ayant terminé sa carrière d’inspecteur, Cousinet démarra une seconde carrière en enseignant la pédagogie à la Sorbonne (jusqu’en 1959). Il a en tout fondé 4 revues, et ce n'est que lorsqu’il est devenu aveugle, peu avant sa mort survenue en 1973, qu'il cessa d'écrire.

Son combat pédagogique, malheureusement tombé dans l'oubli, fait sans doute aujourd'hui son grand retour, et ce grâce à l'engouement que connaît actuellement l'enseignement inversé. Ce combat, laissons encore Cousinet en rappeler le leitmotiv:

"La méthode doit passer du maître à l’élève. (...) Elle est l’outil dont l’enfant apprend à se servir pour travailler." (2).

Nathanaël LAURENT
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(1) Propos que Louis Raillon rapporte dans son ouvrage intitulé Roger Cousinet. Une pédagogie de la liberté, Paris, A. Colin, 1990, p. 82.
(2) R. Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, Paris, Éditions du Cerf, 1945, 3e éd., 1967, p. 24.